Conseil d’État, 18 février 2025 : l’effet singulier de la convention franco-chilienne sur l’imposition des dividendes
La récente décision du Conseil d’État constitue une illustration intéressante de la manière dont les conventions fiscales bilatérales peuvent, parfois, produire des effets proches de ceux des libertés européennes, y compris pour des filiales situées en dehors de l’Union. Elle révèle également la continuité d’un courant jurisprudentiel amorcé avec l’affaire AXA, qui avait reconnu dans le mécanisme de la quote-part de frais et charges une imposition autonome des dividendes, ouvrant ainsi de nouvelles perspectives.
1. Les faits à l’origine du litige
La société Legrand France SA, tête d’un groupe intégré, avait perçu en 2015 des dividendes de filiales chiliennes détenues à plus de 95 %. Elle demanda la restitution de l’impôt acquitté sur la quote-part de frais et charges de 5 %, considérant que la convention fiscale conclue entre la France et le Chili le 7 juin 2004 prévoyait un traitement identique à celui qui aurait été appliqué si les dividendes provenaient d’une société française ou européenne intégrée au groupe.
Le texte conventionnel (article 22) dispose en effet que les dividendes d’origine chilienne doivent être exonérés en France « dans les mêmes conditions » que ceux versés par une société résidente de France ou de l’Union. Selon Legrand, l’imposition forfaitaire sur la quote-part constituait une rupture de cette égalité.
Après un premier succès devant le tribunal administratif de Montreuil, la cour administrative d’appel de Paris, saisie par le ministre, refusa de faire droit à la demande. Elle considéra que seule la liberté d’établissement de l’Union pouvait justifier une neutralisation comparable à celle dégagée par la jurisprudence Steria, et que les sociétés chiliennes, n’étant pas établies dans l’UE, ne pouvaient en bénéficier. La cour réduisit en outre la portée de la clause conventionnelle en s’appuyant sur les travaux préparatoires, en la restreignant à la prévention de la double imposition.
2. La position du Conseil d’État
Saisi en cassation, le Conseil d’État adopte une approche radicalement différente. Reprenant les acquis des arrêts AXA et Raymond, il rappelle que la quote-part forfaitaire, bien qu’hybride, doit être regardée au moins pour partie comme une véritable imposition des dividendes, et non comme une simple réintégration de charges.
Dès lors, le Conseil constate que l’article 22 de la convention franco-chilienne interdit que les dividendes chiliens soient soumis à une charge fiscale supérieure à celle pesant sur des dividendes internes en situation comparable. En d’autres termes, si une société française intégrée aurait bénéficié de la neutralisation de la quote-part, alors la société Legrand devait, en application de la convention, obtenir le même avantage.
Contrairement à la cour administrative d’appel, la haute juridiction refuse de se référer aux travaux préparatoires et s’en tient à une lecture littérale du texte conventionnel, conformément aux règles d’interprétation dégagées par la Convention de Vienne.
3. Les limites de la décision
La solution rendue a conduit à l’annulation de l’arrêt d’appel, mais son impact pratique demeure incertain.
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D’abord, le Conseil d’État ne précise pas comment déterminer la fraction de la quote-part qui correspond véritablement à une imposition du dividende. L’absence de méthode claire laisse place à de futurs débats avec l’administration fiscale.
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Ensuite, la portée de cette décision est fortement conditionnée à la rédaction très spécifique de la convention franco-chilienne. Ce mécanisme, inspiré du système fiscal chilien qui prévoyait un impôt de distribution particulier, reste exceptionnel dans le réseau conventionnel français.
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Enfin, les évolutions législatives récentes, qui ont abaissé la quote-part à 1 % mais en ont supprimé la neutralisation en intégration, limitent de facto l’intérêt de cette jurisprudence pour l’avenir.
4. Une ouverture circonscrite
Si la décision apporte une victoire ponctuelle à la société Legrand, son effet utile semble restreint. Elle montre toutefois qu’une clause conventionnelle bien rédigée peut compenser, pour des filiales extra-européennes, l’absence de protection issue du droit de l’Union. Elle invite ainsi les praticiens à examiner de près la lettre des conventions fiscales, qui peuvent parfois offrir un terrain de contestation inattendu contre la taxation de dividendes de source étrangère.